Pour discuter des freins qui nous limitent lors d’un effort extrême comme un ultra-trail, je me suis amusé à créer un petit modèle qui s’inspire du fonctionnement… d’une chasse d’eau (Millet, Sports Med 2011). Si vous pensez que cela ne fait pas assez scientifique, vous pouvez utiliser la traduction anglaise : ‘the flush model’. Ça sonne mieux mais ça signifie exactement la même chose !
Contrairement aux animaux, on ne voit jamais d’êtres humains mourir d’épuisement dans des conditions environnementales neutres. On peut donc en conclure qu’il existe une réserve de sécurité qui nous impose de nous arrêter ou du moins de ralentir l’allure quand les compteurs sont dans le rouge. Ça vous rappelle peut-être la théorie du ‘Gouverneur central’ popularisée par le chercheur sud-africain Tim Noakes. En clair, notre cerveau nous dicterait les limites de l’effort même si nous éprouvons sur le moment l’impression qu’il s’agit de limites musculaires ou cardiaques. Imaginons un ultra-traileur complètement cuit dans la montée de Champex à l’UTMB®. Il se traîne sur le chemin, apparemment incapable d’élever le rythme. Tout à coup un ours affamé sort d’un buisson [1]. Que va-t-il se passer ? A tous les coups, notre ultra-traileur à l’agonie trouvera l’énergie de rejoindre la station Suisse en foulées bondissantes… Un lecteur sourcilleux pourrait m’objecter qu’il n’y a pas d’ours dans le Valais. Dans ce cas, inspirons-nous du roman ‘Marche ou Crève’ de Stephen King. Pour ceux qui ne l’auraient pas lu, ce roman raconte l’histoire terrible d’une marche forcée où les retardataires sont systématiquement abattus d’une balle dans la tête. Il suffit de descendre trois fois sous la moyenne de 6,5 km/h. Et pan ! Imaginons à présent qu’on fasse comprendre à notre traileur qu’à l’instar de ces pauvres marcheurs, il sera exécuté lui aussi s’il n’arrive pas à rejoindre la station sans descendre sous les 12 km/h. On peut prendre le pari qu’il retrouvera des forces tout à coup. Pensez-vous qu’Aron Ralsto [2] se serait sectionné l’avant-bras pour une médaille ou un gros paquet de dollars ? Non, nous disposons de ressources insoupçonnées que l’on peut mobiliser quand la survie est en jeu. Et bien figurez-vous qu’Aron Ralston est la seule personne invitée à la Leadville 100 miles de toute l’histoire de la course. Dans son roman, Stephen King écrit : « certains de ces garçons vont continuer à marcher longtemps après que les lois de la physique et de la chimie auront déclaré forfait. Ce n’est pas une question de force physique. Si c’était ça, nous aurions tous une bonne chance. Mais il y a des hommes faibles capables de soulever des voitures si leur femme est clouée dessous. La tête, le cerveau… Ce n’est pas l’homme ou Dieu, c’est quelque chose… dans le cerveau ». A ma connaissance, Stephen King n’est ni physiologiste, ni le copain de Tim Noakes. Pourtant, on peut difficilement exprimer mieux la suprématie du cerveau sur tous les autres organes dès lors qu’il s’agit de pousser son corps jusque dans ses plus extrêmes retranchements. En résumé, notre encéphale fixe les frontières de l’effort avec le double souci d’abord de rester en vie et ensuite de ne pas trop souffrir.
Mais voyons un peu le fonctionnement de ce flush model. Comme toute chasse d’eau digne de ce nom, celle-ci peut se remplir (2, c’est ce qui se passe quand on se fatigue) et se vider grâce à l’ouverture de ce que les plombiers appellent une valve de vidange (4, quand on se repose, et encore plus quand on dort, mais pas seulement).. Si le flotteur (1) joue bien son rôle, le remplissage de la cuve (l’arrêt de l’effort) se fait donc avant de mettre en danger l’organisme (le débordement). Il existe donc une réserve de sécurité (3) que nous évoquions au début de cet encadré. J’espère que tout le monde suit. Que se passe-t-il lorsque l’on se met à courir ? La chasse d’eau qui était plus ou moins vide se remplit lentement et le flotteur monte dans la cuve car la fatigue musculaire augmente au fil du temps. Donc pour maintenir la même vitesse de déplacement, on doit sans cesse recruter de nouvelles fibres musculaires. Celles-ci se fatiguent à leur tour et l’on se retrouve vite embringué dans une spirale inflationniste. Ce phénomène dit du ‘feed-forward’ implique une élévation importante de la quantité d’influx nerveux en partance du cerveau vers le muscle. Or c’est précisément ce paramètre qui détermine la sensation de pénibilité de l’effort [3]. En résumé, plus on produit d’influx, plus on a l’impression de souffrir.
En plus du ‘feed forward’, il existe un autre système d’alerte appelé ‘feed-back’ qui fait remonter l’information du muscle vers le cerveau. Elle nait dans des fibres nerveuses (dites de type III et IV) sensibles aux modifications biochimiques du muscle en fonction des différents types de fatigue. En ultra-trail, leur mise en action se fait par exemple en réponse à la présence de substances inflammatoires. Ces informations dites afférentes (de la périphérie vers le central) augmentent aussi la pénibilité de l’effort (le niveau d’eau dans la cuve). Et les fibres musculaires ne sont pas seules en cause. Prenons l’exemple d’un ultra-trail. Où a-t-on mal à la fin de son épreuve ? Partout ! Les tendons, les articulations, les ampoules, la nausée, etc. Toutes ces réponses désagréables ou douloureuses ne donnent pas envie de continuer. A leur manière, elles font augmenter le niveau d’eau. Enfin, il faut compter avec toutes sortes de composantes affectives. Alors bien sûr, il est possible d’accepter, à titre temporaire, un inconfort supérieur quand bien même on serait complètement cuit. C’est ce que l’on désigne souvent sous l’expression ‘sprint final’. Ceci montre bien que ce n’est pas, a minima pour les disciplines d’endurance, la capacité du muscle à maintenir l’effort donné qui guide la décision de s’arrêter ou de ralentir l’allure mais bel et bien notre volonté de continuer et d’accepter de se faire davantage mal à l’effort.
La suite bientôt…
[1] Camille Herron : « je suis le genre de personne capable de faire abstraction de la douleur et de la fatigue, et de me pousser à une expérience proche de la mort., Je me suis parfois imaginé être un animal poursuivant une proie ou une proie poursuivie par d’autres animaux ».
[2] En 2003, cet américain est resté coincé au fond d’un canyon isolé pendant 6 jours lors d’une randonnée dans les gorges de l’Utah, il s’est lui-même amputé l’avant-bras droit avec son couteau pour se dégager dans le but de survivre. Son histoire est racontée autobiographie ‘Plus fort qu’un roc’ adaptée au cinéma (127 heures).
[3] Cela est dû à des mécanismes de duplication (copie efférente) de ces influx en direction du cortex sensitif. Ainsi lorsqu’on bloque la transmission de l’influx nerveux par du curare, la perception de l’effort est très largement augmentée car plus de fibres doivent être recrutées pour assurer la production de force requise.