Fatigué de sourire, fatigué de pleurer, fatigué de haïr et fatigué d’aimer, fatigué des discours et même d’habiter sur la planète terre. Renaud est fatigué de tout, normal qu’il ait eu besoin d’autant de remontants. Né quelques siècles plus tôt, le chanteur énervé (prouvant par-là que l’on peut être fatigué et énervé) n’aurait pas pu écrire ces paroles tout simplement car le terme fatigue n’existait pas. Au début, on parlait plutôt d’ennui ou de lassitude. Puis de neurasthénie. Dans la presse médicale, les premières descriptions de patients présentant des symptômes de manque d’énergie et de faiblesse sont apparues à la fin du XIXe siècle [1]. On a même qualifié la fatigue de ‘maladie de la civilisation moderne’. Bien sûr, quand on lit l’ouvrage sur ‘l’histoire de la fatigue’ de George Vigarello [2], on trouve bien avant cela des descriptions d’êtres humains fatigués ou même épuisés. Mais pour une raison évidente. C’est le cas des paysans du Grand Saint-Bernard reconnaissant à la fin du XVIIIe siècle « ne pas vivre longtemps » à cause de la « fatigue fréquente de monter et descendre la montagne ». C’est encore le cas des galériens « ramant 10, 12 et même 20 heures de suite sans la moindre relâche » avec comme seule pitance « un morceau de pain trempé dans le vin pour prévenir la défaillance ». Mais la fatigue dont on va parler dans cet article n’a pas de cause facilement identifiable. En tous cas, pas toujours.
It is plus simple in English
En français, le même mot ‘fatigue’ est utilisé pour décrire deux phénomènes très différents. Le premier sens est celui d’un symptôme de faiblesse physique et/ou mentale dont on ne récupère pas malgré le repos et le sommeil. Par exemple, la fatigue des patients atteints de cancer est définie comme « un sentiment inhabituel et persistant de fatigue liée à la maladie ou aux traitements anticancéreux qui interfère avec le fonctionnement habituel de la personne » [3]. Il s’agit donc d’une fatigue chronique, généralement mesurée à l’aide d’outils subjectifs d’auto-évaluation, c’est-à-dire des questionnaires comme par exemple le Facit-F ou des échelles de fatigue comme le ROF. Ça tombe bien, nous venons justement de valider en Français ! (voir figure et instructions ci-dessous).
Au total, on ne dénombre pas moins de 40 échelles ou questionnaires pour évaluer la fatigue [4]. Le second sens du terme ‘fatigue’ en français se réfère à ce qui se passe de façon aiguë suite un exercice, physique ou mental. En anglais, c’est un peu plus simple car on utilise deux termes différents, ‘fatigue’ étant associée à la fatigue chronique et ‘fatigability’ à la fatigue aiguë. Lorsque l’on fait un exercice physique fatigant, que ce soit aller chercher son pain pour une personne handicapée ou courir l’UTMB pour un traileur, on peut mesurer objectivement ce qui se passe. Grâce à des contractions musculaires maximales et à des stimulations évoquées, on observe ainsi une baisse des capacités fonctionnelles : la personne est moins forte ou moins puissante après l’exercice qu’avant et plus elle perd de force plus elle est fatiguée. Simple non ? On parlera alors de fatigue neuromusculaire ou ‘performance fatigability’. Mais on peut aussi demander à la personne comment elle se sent pendant l’effort : on parlera alors de fatigue perçue ou ‘perceived fatigabiliy’ mesurée subjectivement par une échelle souvent graduée de 0 à 10 : soit le ROF, soit les classiques échelles de Borg qui ne mesurent pas directement la fatigue mais l’effort. La différence entre le ROF et les échelles de perception de l’effort de Borg ? Ces dernières ne peuvent en théorie pas être renseignées si on ne fait pas d’effort. Or la fatigue ne disparait pas d’un coup de baguette magique lorsque l’on a fini de pédaler (1).
De multiples conséquences délétères
On le disait plus haut, dans cet article on va surtout parler de la fatigue chronique. Ce n’est pas une mince affaire que l’on évacue d’une sieste sous un arbre. Pour commencer, elle réduit la capacité à effectuer les activités de la vie quotidienne et retarde même le retour au travail. Ainsi par exemple, 5 ans après le traitement pour un lymphome hodgkinien, respectivement 51% et 63% des femmes et des hommes souffrant de fatigue sévère travaillaient ou suivaient une formation professionnelle contre 78% et 90% des personnes non atteintes de fatigue sévère [5]. Autre donnée, la fatigue chez les adultes souffrant d’arthrose a été rapporté par les patients comme étant plus problématique que la douleur et c’est davantage la fatigue que la douleur qui limitait l’activité physique [6]. Ici, on ne parle pas d’aller courir un marathon mais simplement d’être suffisamment mobile pour faire ses courses ou son ménage. Avec tout ça, on comprend vite l’impact que la fatigue peut avoir sur la qualité de vie et la santé qui, rappelons-le, est définie par l’OMS comme l’état complet de bien-être physique, mental et social, pas seulement par une absence de maladie ou d’infirmité. La fatigue est même un facteur prédictif indépendant de mortalité chez les personnes âgées et celles atteintes de cancer [7-10]. En d’autres termes, elle diminue les chances de survie. Toujours pas convaincu.e qu’il faut aller au bout de l’article ? Si vous n’êtes pas sensible à la qualité de vie et à la santé, essayons l’argument financier : la fatigue a également un coût important pour la société. Non seulement elle nuit aux performances professionnelles et induit une hausse de l’absentéisme mais elle entraîne également une utilisation accrue des soins de santé [11]. Bref, il est urgent de s’y pencher sérieusement.
Les non-fatigués, un pas en avant
La fatigue chronique est la plainte principale des patients dans de nombreuses maladies, dont le cancer [12, 13], la sclérose en plaque [14], les séjours en réanimation [15], l’insuffisance veineuse, les personnes âgées avec de l’arthrose [6], etc. Et bien entendu les deux maladies caractérisées par un niveau de fatigue élevé : le syndrome de fatigue chronique (encore appelé encéphalomyélite myalgique) et la fibromyalgie. Sans oublier la Covid. A tel point que l’on aurait plus vite fait de lister les maladies où la majorité des patients ne sont pas fatigués. Si on fait un zoom sur le cancer, une des maladies où la fatigue est la plus problématique, on s’aperçoit qu’elle peut être présente pour tous les types de cancer, à tous les stades de la maladie et quels que soient le type, l’importance et la durée du traitement [16]. Ceci rend difficile l’identification des populations présentant un risque de fatigue élevé. En clair, on ne peut pas cibler les personnes à risque. La fatigue est souvent le symptôme qui apparaît en premier et disparaît en dernier et la plupart des personnes qui suivent un traitement contre le cancer seront confrontées à la fatigue (ex : ~85 % pendant la chimiothérapie). Plus problématique encore, environ une personne sur 3 ou 4 voit sa fatigue persister des mois et même des années après la fin du traitement.
Dans certains cancers comme les syndromes myélodysplasiques, cette fatigue peut atteindre 90% et de surcroît durer pendant des années [13]. En dehors du cancer, on a pu montrer que plus d’une personne sur deux restait cliniquement fatiguées après être passée en réanimation. Et là encore, jusqu’à plusieurs années après la sortie de l’hôpital [15]. Les services de réanimation n’ont jamais été aussi « populaires » que depuis l’arrivée de la Covid-19 mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, il semblerait (soyons prudent, nous n’avons pas encore beaucoup de recul) que le niveau de fatigue, un des symptômes majeurs des Covid Long, ne soit pas forcément dépendant de la gravité de la Covid-19. Ainsi, un patient que nous souhaitions inclure dans une de nos études sur la fatigue ne répondait pas au téléphone car il était… en train de couper du bois avec son fils, et cela moins de 2 mois après être sortie du service de réanimation. A l’inverse, certaines personnes pas même hospitalisées restent au fond du trou pendant des mois après avoir fait ami-ami avec Sars-Cov-2. Pour une même maladie, la fatigue dépend aussi du traitement (il y a par exemple plus de chance de se sentir fatigué après un traitement par chimiothérapie que par radiothérapie) et de sa durée. Les risques de rester fatigué augmentent également lorsque l’on a des antécédents de dépression ou de troubles du sommeil, qui peuvent d’ailleurs être liés. Mais tout cela, ce sont des statistiques. La vérité est qu’il est difficile de deviner qui va rester fatigué et qui va récupérer. Une étude a par exemple montré que les trajectoires de fatigue entre le diagnostic et 18 mois post-traitement après un cancer du sein étaient très hétérogènes (Figure ci-dessous) [12]. A noter que les traitements étaient relativement courts dans cette étude, ce qui explique les niveaux de fatigue plus bas que les chiffres que nous avons donné plus haut pour le cancer.
Le nombre de survivants (du cancer et d’autres maladies) augmentant grâce aux progrès des traitements [17], le nombre de personnes souffrant de fatigue augmente aussi. Paradoxalement, plus de personnes fatiguées est donc une bonne chose mais cela rend les recherches sur la fatigue et surtout des moyens efficaces pour la combattre de plus en plus pertinentes. Et ce même si la prévalence de la fatigue chez les personnes en rémission semble diminuer depuis 25 ans, peut-être grâce à la publication de recommandations [3] et, pour cela aussi, aux progrès dans les traitements, moins ‘agressifs’ qu’avant. Quand il s’agit de maladies qui touchent les pays riches, ça carbure dans les labos, ce n’est pas le délai de sortie du vaccin contre la Covid qui laissera penser le contraire. Bref, le nombre croissant de survivants et toutes les conséquences de la fatigue dont nous avons parlé plus haut devrait en faire un domaine scientifique et médical essentiel. Et bien non ! La fatigue n’est pas toujours prise au sérieux. Ainsi, 94% des oncologues traitent la douleur mais 5% seulement traitent la fatigue de leurs patients [3]. Comme si la fatigue était une fatalité qu’il fallait accepter. Remarquez, on ne peut pas tellement blâmer les toubibs : si la fatigue est insuffisamment traitée par les professionnels de la santé, c’est surtout à cause d’un manque de connaissances de ses causes et de ce qu’il faut mettre en place pour la traiter. On va y revenir.
Bien portant et fatigué
Et les personnes non malades, sont-elles fatiguées ? Et bien cela dépend ; entre autres, de leur job / sexe / âge et aussi de leur niveau d’activité physique et même de leur lieu d’habitation (rural ou ville). Plus d’un tiers des salariés déclaraient en 2017 avoir fait un burn out. Pourtant ce sont les personnes inactives qui se disent le plus de fatiguées. Est-ce de la fatigue ou plutôt de la dépression ou de l’anxiété ? Difficile à dire, il est vrai que la barrière entre ces symptômes est parfois ténue. Les femmes se disent aussi plus fatiguées en moyenne que les hommes. Voilà qui nous fait penser à Scipion Dupleix affirmant au début du XVIIe que « les femmes submergées par les humeurs, ramollies par les eaux, seraient plus fatigables que les hommes ». Sans doute un aïeul d’Eric Zemmour. Quel con… ce Scipion ! Remarquez, pour juger du niveau scientifique du bonhomme, grand ultracrépidarianiste quatre siècles avant Francis Bigard, il suffit de lire ce qu’il écrivait par ailleurs, comparant marche et course, et attribuant la fatigue issue de la seconde au seul fait que, contrairement au pas, « le corps y est presque toujours en l’air sans se soulager et se soutenir ». Notons quand même que la plus grande fatigue des femmes est contraire à toutes les études qui montrent qu’elles sont plus résistantes à la fatigue aiguë, que ce soit suite à des exercices musculaires simples [18] ou à des courses d’ultra-endurance (2) [19]. Moins fatiguées objectivement pour un effort donné et plus fatiguées dans la vie quotidienne, ne serait-ce pas par hasard à cause de leur emploi du temps de superwomen qui font leur journée de travail à la maison après avoir terminé celle au boulot ? Le niveau de fatigue subjectivement perçue dépend aussi l’âge, disions-nous. Mais pas comme on s’y attend. Dans une de nos récentes études (tellement récente qu’elle n’est pas encore publiée) sur la population française, nous avons trouvé que la fatigue diminuait en réalité avec l’âge jusqu’à 75 ans, âge à partir duquel elle recommençait à augmenter. Voilà qui va à l’encontre de ce que l’on pourrait intuitivement penser car les plus jeunes sont tout de même censés avoir plus de peps. Est-ce à mettre relation avec le fait que les jeunes soient, plus encore que les plus âgés, en privation chronique de sommeil à cause des nouvelles technologies et autres réseaux sociaux ? On ne sait pas mais on peut constater que le sommeil se dégrade aussi (pour d’autres raisons) à un âgé très avancé, ce qui collerait bien avec les résultats de notre étude. Il faut dire qu’une étude, candidate à l’Ig Nobel, a montré qu’il existait une corrélation entre la fatigue et la perte de dents chez les personnes âgées [20]. Corrélation ne vaut pas raison, un bon dentiste ne diminue pas la fatigue. En tous cas pas plus qu’une pomme par jour n’éloigne le médecin, sauf si on vise bien ajouterait Winston Churchill. Et pour le lieu de vie ? On aurait tendance à dire que la vie à la campagne est plus reposante. Là encore on se plante, c’est le contraire qui a été trouvé ! Quid du lien entre fatigue et niveau d’activité physique ? On en reparlera plus loin mais sachez déjà que se bouger diminue la fatigue. Bref, si vous êtes une jeune femme sédentaire à la recherche d’un emploi à la campagne, il y a des chances que vous soyez très fatiguée. Surtout s’il vous manque une dent. Mais avec tout ça, on ne sait toujours pas pourquoi on se sent fatigué ?
Because toujours, tu m’intéresses
Revenons à nos patients atteints de maladie chronique. Quand on veut faire son intéressant, on dit que leur fatigue est multifactorielle et hétérogène. Quand on veut encore plus faire son malin et utiliser des mots savants, on parle de physiopathologie ou d’étiologie complexe. Bref, on s’arrache les cheveux pour savoir d’où ça vient. Parfois, la fatigue peut trouver assez facilement sa source dans la maladie elle-même. Exemple : le niveau de handicap dans la sclérose en plaque ou le taux de globules rouges dans certains cancers comme les syndromes myélodysplasiques. Encore que même lorsqu’elle très prononcée, l’anémie ne permet pas forcément d’expliquer la fatigue complètement [13]). En d’autres termes, les causes sont la plupart du temps plurielles : deux patients peuvent avoir un même niveau de fatigue subjectivement perçue pour des causes très différentes. La figure ci-contre présente les principaux mécanismes identifiés comme pouvant expliquer de hauts niveaux de fatigue.
Evidemment il ne serait pas possible de discuter en détail chacune des causes potentielles dans cet article. Surtout que l’on a déjà parlé de quelques-unes d’entre elles comme les troubles du sommeil. On peut tout de même noter qu’il existe un chevauchement entre certains problèmes psychiques tels que la dépression et la fatigue : la fatigue a même été présentée comme pouvant être un prédicteur potentiel d’une nouvelle dépression chez des personnes qui ont déjà soufferts de ce problème par le passé. Toutefois, fatigue et dépression ne sont pas synonymes : par exemple, les antidépresseurs ne permettent pas souvent de diminuer la fatigue. Dans cet article, on va plutôt se centrer sur la partie de gauche de la figure (la physiologie) et sur le rôle de l’activité physique pour lutter contre la fatigue. On va se poser la question suivante : la détérioration des capacités physiques (déconditionnement), et plus particulièrement une moindre résistance à la fatigue aiguë, peuvent-elle expliquer, au moins en partie, la fatigue chronique ?
La partie 2 sera publiée prochainement, revenez visiter le site bientôt…
Références
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[1] En réalité, certains auteurs proposent même une taxonomie encore plus complexe en différenciant l’état de fatigue (qui dépend des sensations internes et de l’état psychologique du moment) et le trait de fatigue qui est plus latent, dépendant à la fois de la résistance à la fatigue objective et de ce que nous avons appelé plus haut la fatigue chronique évaluée par questionnaires.
[2] Voir le Sport et Vie numéro 189.